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Si Dieu veut que tu périsses, Il fait en sorte que tes pas te conduisent au lieu de ton trépas.
Complainte de la Shariat.
Depuis vingt ans qu’il combattait dans la guérilla d’Ix, jamais C’tair Pilru n’avait osé prendre l’apparence d’un Maître Tleilaxu. Jusqu’à maintenant.
Désormais seul, il n’avait plus guère d’espoir, et il ne voyait rien d’autre à faire. Mirai Alechem n’était plus là, les autres rebelles avaient été tués et il avait perdu tous ses contacts avec leurs alliés, les contrebandiers et les gens du spatioport. Les jeunes femmes continuaient à disparaître et les Tleilaxu agissaient en toute impunité dans une ville ouverte.
Il ne lui restait que sa haine.
Il attendit, le cœur et l’esprit froids, dans un couloir désert au niveau des bureaux, et tua le premier Maître qui se présenta.
Il prit sur le cadavre du gnome ses plaques d’identité avant de passer ses vêtements. Il voulait en finir avec le secret du pavillon de recherche des Tleilaxu. Pourquoi Ix était-elle aussi importante au point que l’Empereur y expédie ses Sardaukar pour soutenir les envahisseurs ? Et où emmenait-on toutes ces femmes qui disparaissaient ? Cela dépassait la simple politique ou la vengeance de l’ex-Empereur Elrood contre le Comte Vernius.
La réponse était dans le laboratoire sous haute protection.
Mirai, depuis longtemps, avait soupçonné un projet biologique illégal couvert par l’Empereur – qui allait sans doute à l’encontre des interdits du Jihad Butlérien. Pourquoi autrement les Corrinos auraient-ils pris un pareil risque pendant aussi longtemps ? Pourquoi auraient-ils investi autant sur ce monde alors que les bénéfices d’Ix diminuaient ?
Il ajusta la toge du Tleilaxu en faisant un pli sous le sash marron pour dissimuler la tache de sang avant de jeter le corps dans un des puits qui accédaient au noyau en fusion de la planète, comme n’importe quelle ordure.
Il se réfugia dans une salle d’entrepôt pour appliquer sur son visage et ses mains une substance qui les rendrait un peu plus blafards encore et s’enduisit d’un onguent qui lui donnait l’apparence ridée et grisâtre d’un Maître Tleilaxu. Il portait des sandales à semelle mince pour paraître moins grand et s’efforçait de marcher voûté. Il n’avait pas une forte stature et le manque de sagacité des Tleilaxu jouait en sa faveur. Il devrait surtout se méfier des Sardaukar.
Il mémorisa une fois encore tous les mots de passe et les commandes de subrogation qu’il avait patiemment rassemblés depuis des années. Ses plaques d’identité et ses brouilleurs de signaux devraient considérablement l’aider. Même ici.
Il quitta enfin son refuge et retourna dans la cité-caverne. Il se mêla à la foule, pénétra dans une cabine de transport et introduisit sa carte dans le scanner. Puis il composa le code de localisation du pavillon de recherche.
La bulle-navette se détacha du système principal et dériva loin au-dessus de la toile de circulation des capsules de surveillance. Aucune alarme ne s’était déclenchée. C’tair allait incognito, libre dans Vern II comme n’importe quel usurpateur.
Loin en bas, comme toujours, les suboïdes s’activaient sous la garde des Sardaukar indifférents au ballet des véhicules aériens.
C’tair franchit des portails de contrôle et des champs de sécurité avant de surgir dans la ruche industrielle de la cité. Là, les baies étaient scellées, et les couloirs baignaient dans une clarté orangée. L’air était humide et chaud, imprégné d’une odeur de putréfaction et d’excréments.
Il s’avançait en essayant de ne pas montrer son incertitude. Il ne savait pas vraiment où trouver les réponses à ses questions, mais avant tout il ne devait pas éveiller les soupçons.
Il croisa des Tleilaxu absorbés dans leurs pensées, la capuche rabattue, et il les imita, heureux d’ajouter encore à son déguisement. Il trouva dans une poche une feuille de cristal ridulien couverte de caractères en un code étrange et feignit de s’absorber dans sa lecture.
Il passait d’un couloir à un autre au hasard dès qu’il entendait des pas. Mais certains gnomes croisaient parfois inopinément son chemin. Ils bavardaient d’un ton excité dans leur langage guttural tout en agitant leurs mains aux longs doigts.
Il pénétra dans une zone de laboratoires biologiques, entrevit des tables de plasschrome, des scanners chirurgicaux, mais des sondeurs protégeaient l’accès et il n’osa pas se risquer à l’intérieur. Le souffle court, il s’engagea dans de nouveaux corridors qui s’enfonçaient encore plus loin dans le pavillon.
Il déboucha bientôt sur une galerie d’observation et perçut une odeur de sels métalliques, de produits chimiques, de désinfectants. Une zone stérile.
Et aussi, très distincte, une senteur de cannelle.
Derrière la baie, la salle du laboratoire était assez vaste pour accueillir un vaisseau spatial. Elle était encombrée de coffres et de containers pareils à des cercueils. Et dans chacun, il y avait un « spécimen ». Des dizaines de corps reliés à des tubes, des cathéters, des flacons. Des corps de femmes.
Même sachant de quoi étaient capables les Tleilaxu, il n’aurait osé imaginer pareil cauchemar. Il restait la bouche ouverte, et les larmes dans ses yeux devenaient autant de gouttes d’acide. Pris d’une nausée, il comprit ce que les Tleilaxu faisaient avec les femmes d’Ix. Et c’est alors qu’il reconnut, avec quelque peine et une horreur déchirante, le corps de Mirai !
Titubant, il s’écarta de la baie. Il devait fuir. Il avait l’impression que ce qu’il venait de découvrir allait l’écraser.
Un garde et deux chercheurs surgirent à l’angle de la galerie. L’un des Tleilaxu lui jeta quelques mots incompréhensibles et C’tair ne sut quoi répondre. Il recula d’une démarche incertaine.
Soudain méfiants, les gardes l’apostrophèrent et il enfila un couloir perpendiculaire. Il entendit d’autres cris et l’urgence balaya son malaise. Il devait absolument s’échapper. Aucun des hommes encore libres ne soupçonnait ce qu’il venait de voir.
La vérité était pire que tout ce qu’il avait pu imaginer.
Bouleversé, fou de terreur, il descendait vers les niveaux inférieurs, vers les grilles de sécurité. Les Tleilaxu n’avaient pas encore déclenché l’alarme générale. Ils ne voulaient peut-être pas déranger la routine… ou alors, ils ne croyaient pas qu’un simple esclave ixien avait été assez fou pour se risquer dans une zone à haute sécurité.
Le pavillon qu’il avait détruit trois ans auparavant avec un brise-plass avait été entièrement reconstruit, mais le rail de ravitaillement avait été transféré vers un autre portail. Il espérait pouvoir se glisser à travers le système de sécurité légère.
Il grimpa dans une bulle de transport en se servant de sa plaque d’identité volée et renvoya d’un geste les gardes qui s’étaient approchés. Il s’éloigna à vive allure du pavillon, en direction du plus proche complexe ouvrier. Là, il pourrait se débarrasser de son déguisement et se fondre dans la foule des suboïdes.
L’instant d’après, l’alarme se déclencha, mais il était déjà hors d’atteinte. Il ramenait un secret, il savait sur quoi les usurpateurs travaillaient et connaissait la véritable raison de leur présence sur Ix.
Mais cela n’avait rien de rassurant, bien au contraire. Il était brusquement gagné par un désespoir qu’il n’avait pas connu depuis le début de sa lutte.